13
Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple.
Bertolt Brecht.
Le Caire, 25 juillet 1920
– Non, Fayçal est vivant, expliqua Taymour, qui venait d'apparaître au côté de Mourad sur le seuil de la salle à manger. Il est sain et sauf, mais en fuite. D'aucuns le disent en Palestine, d'autres à Londres. En vérité, personne n'en sait rien.
Farid Loutfi examina son fils avec incrédulité. Il ne pouvait imaginer pareille fin pour cet émir qui avait tant donné, qui s'était tant battu pour l'indépendance des terres arabes.
Il invita les deux hommes à les rejoindre à table.
– Viens, mon fils, viens t'asseoir avec nous. Toi aussi, Mourad. Vous avez vu l'heure ?
Amira se précipita à la cuisine.
– Patientez cinq minutes, les enfants. Je vais réchauffer la kobeba[56] et les feuilles de vigne. Vous allez vous lécher les doigts.
– On ne vous attendait plus, fit remarquer Mona. Je m'inquiétais.
– Nous avons été retenus chez Zulficar, le neveu de Zaghloul. Depuis que son oncle est rentré de Paris, vaincu, il broie du noir. Zaghloul lui-même ne va guère mieux. Le vieil homme ne supporte pas d'avoir été humilié à la Conférence de la Paix. Il en est physiquement malade, même si le parti qu'il a fondé, le Wafd, commence à faire trembler jusqu'au sultan Fouad.
– Si ce n'est pas malheureux, commenta Loutfi bey. Traiter de la sorte un héros ! Ah ! Ces maudits Anglais !
Il leva le poing au ciel.
– Inch Allah ye moutou koullohom[57] !
Mourad s'assit près de Mona. Taymour, lui, s'installa à la droite de son père. Ce dernier reprit :
– Tu parlais de Fayçal. Alors ?
– Alors les Français, par la voix de leur général, un militaire du nom de Gouraud, ont lancé un ultimatum à l'émir, lui ordonnant de déposer les armes. Fayçal semblait à deux doigts de céder, mais son chef d'état-major, El-Azmeh, a refusé catégoriquement. Il a réuni en toute hâte une armée de partisans, composée de soldats irréguliers, de volontaires et même de Bédouins, pour s'opposer aux forces françaises et les a affrontées dans la vallée de Maysaloun[58]. Comme il fallait s'y attendre, Azmeh et son armée de pacotille furent balayés en moins d'une heure.
– Et lui ? Que lui est-il arrivé ? questionna Mona.
– Il est mort au cours de la bataille. Abattu.
– En héros, souligna Taymour. Voilà la splendide, l’astucieuse, la triomphale politique des imbéciles de l'Empire britannique ! Ils intriguent pendant des années pour installer Fayçal sur le trône et le laissent mettre à la porte par leurs alliés français !
Amira revenait de la cuisine un plateau à la main qu'elle posa au centre de la table.
– Allez, mes enfants, oubliez quelques instants toutes ces ignominies et savourez ce repas.
Elle montra un bol à moitié rempli de concombres au yaourt parfumés à la menthe.
– Croyez-vous que ce sera suffisant ?
– Oui, maman. Bénies soient tes mains. Assieds-toi maintenant, je t'en prie. Tu devrais...
On frappa violemment à la poste de la villa.
– Qu'est-ce que c'est ? s’étonna Mona.
Un tumulte s'éleva de l'entrée.
– Loutfi bey ! Nous roulons voit Loutfi bey ! L’Égyptien qui enrichit les Anglais avec le coton de notre pays !
Les trois hommes se dressèrent d'un seul coup.
– Les femmes ! Ne bougez pas d'ici et fermez la porte double tour ! ordonna Loutfi
Suivi de Mourad et de Taymour, il se précipita hors de salle à manger. Malgré les protestations des domestiques, une dizaine de jeunes gens en galabieh[59] avaient fait irruption dans le vestibule,
L'un des hommes, le meneur sans doute, désigna l’opulence du décor d'un geste méprisant.
– Regardez donc ou vous vivez ! Vous n'avez pas honte ?
– Honte ? se récria Loutfi bey. De quoi aurais-je honte ? Crois-tu que j'ai volé ce que je possède ? Non, ya ostaz[60], je l'ai gagné à la sueur de mon front !
– Oui, bien sûr ! Et la sueur des paysans alors ? Que fais-tu de la peine des malheureux qui triment dans tes champs de coton pour ton seul bien-être et éviter aux petits lords anglais d'attraper froid !
– Tu as tort, protesta Taymour, S'il est vrai que mon père s’enrichit en vendant du coton à l'Angleterre, il enrichit aussi l'Égypte. Si nous n'avions pas de champs, ou vos frères trouveraient-ils du travail ? Répondez !
Une voix vociféra :
– Vous n'avez donc pas honte de vous goberger alors que notre pays souffre et que le peuple a faim !
Loutfi bey répliqua, outré :
– Kalam fadi ! Des mots vides ! Comme vient de vous le dire mon fils, ce sont des hommes comme moi qui participent à l'essor de l'Égypte.
– Et pour nous ? s’écria le meneur. Pour ceux qui luttent pour la liberté, que fais-tu ?
Taymour avança d'un pas et fixa le jeune homme.
– Tu te trompes de cible. Ce sont les autres que vous devriez combattre. Ceux qui oppriment notre pays. Pas des gens comme mon père. Pas vos frères.
– Combattre ? Avec quelles armes ? Les mains nues ?
– Saad Zaghloul est-il armé ? Pourtant, regardez ce qu'il fait pour notre pays !
Une voix ricana.
– C'est cela ! Le brave, notre héros national. Voyez comme ils l'ont traité à Paris !
Mourad intervint à son tour.
– Je ne suis pas égyptien, mais palestinien. Vous, au moins, vous avez un héros. Humilié, peut-être, mais vous en avez un. Alors que nous, pour l'instant, nous sommes orphelins. Alors, par pitié, remerciez Allah de ses bienfaits.
Les jeunes émeutiers se dévisagèrent. On les sentait d'un coup déstabilisés. La voix de Loutfi bey s'éleva. Grave, presque solennelle.
– Écoutez-moi. Vous avez raison. Oui, il est infamant que je continue à entretenir les filatures anglaises. À partir de demain, je vous en fais le serment devant Dieu : plus une seule fibre de coton égyptien ne partira pour Manchester.
Le silence enveloppa le vestibule.
– Tu... tu es sérieux, père ? s'informa Taymour, incrédule.
– C'est ta question qui ne l'est pas.
Loutfi bey toisa le groupe de jeunes gens.
– Allez ! Rentrez chez vous à présent. Qu'Allah vous accompagne. Et souvenez-vous : jamais furieux ne trouva chemin de son village.
Le dos légèrement voûté, il se retira vers la salle à manger.
Mourad chuchota à Taymour :
– Sois fier, mon ami. J'ai vu ce soir un autre Zaghloul.
*
Bagdad, août 1920
Des coups de feu montaient des ruelles avoisinantes.
Miss Gertrude Bell, un crayon à la main, la tête penchée sur la carte de la région, étouffa un juron. Ce vent de violence ne retomberait donc jamais ?
Depuis quelques jours, la résistance à la présence anglaise connaissait une extension sans précédent. Les signes annonciateurs d'un affrontement généralisé s'étaient multipliés au cours des dernières semaines pour finalement atteindre leur apogée lors de l'attaque d'une garnison britannique. La conférence réunissant les puissances alliées à San Remo, en avril, fut certainement l'un des éléments déclencheurs de cette insurrection, car ses conclusions n'avaient fait que confirmer les craintes des ulémas des villes saintes : le Moyen-Orient se voyait définitivement et officiellement divisé entre la France et la Grande-Bretagne. L'Irak allait aux Anglais. Dès l'annonce de ce fait accompli, l'évacuation des forces britanniques et l'indépendance devinrent le cri de ralliement de tous opposants.
Inquiète de cette montée en puissance des résistances, Gertrude Bell avait fait part de ces craintes au haut-commissaire, sir Arnold Wilson : « Comment pouvons-nous nous entendre avec les habitants des villes saintes chiites et leurs dirigeants, alors que nos relations sont limitées à quelques personnalités qui nous sont majoritairement hostiles ? » Son interrogation n'avait recueilli aucune réponse.
Jour après jour, les grandes mosquées de Bagdad devenaient le lieu de ralliement des manifestations en faveur de l’indépendance.
Gertrude ôta ses lunettes et se massa doucement le sommet du nez. Elle se sentait épuisée. Elle alla jusqu'à la fenêtre qui ouvrait sur la ville. Les coups de feu avaient cessé. Elle respira à pleins poumons comme si elle avait voulu imprégner tous ses pores de cet Orient quelle aimait passionnément. Pourtant, née une cinquantaine d'années plus tôt au cœur l'Angleterre victorienne, dans une région aussi rigide, rien ne la destinait à vivre ailleurs qu'en Angleterre et certainement pas aux confins de la Perse ou de l'Inde ou, comme aujourd'hui, en Irak.
Ce fut sa connaissance du persan et de l'arabe, sa formation d'archéologue et de cartographe qui lui valut d'être embauchée, en 1915, par l'Intelligence Service. Par la suite, Churchill en personne exigea qu'elle fût aux côtés du capitaine T. E. Lawrence au bureau arabe du Caire, afin de le seconder en lui indiquant les emplacements et l’état d'esprit des tribus arabes susceptibles de s'allier aux Britanniques contre l'Empire ottoman. Ces informations, ô combien précieuses, servirent à Lawrence dans ses négociations avec les Arabes, et tout particulièrement avec le chérif de La Mecque.
Nul doute qu'elle avait pris goût et hautement apprécié l'existence qu'on lui avait offerte : voyager, monter à cheval ou à dos de chameau, parcourir les immensités désertiques, vivre au milieu des Bédouins, quel autre bonheur eût été plus parfait ? Aujourd'hui, ce qu'on attendait d'elle lui paraissait moins excitant et affreusement plus compliqué : tracer les frontières d'un nouveau pays qui porterait le nom d'« Irak ». Elle s'était déjà fait son idée de cet État. Il serait à majorité chiite au sud, et à minorité sunnite et kurde au centre et au nord. Il était hors de question d'accorder un État séparé aux Kurdes si l'on voulait conserver le contrôle des réserves pétrolières qui sommeillaient dans leurs sous-sols. Tant pis pour les Kurdes ; ils attendraient leur tour. D'ailleurs, ce serait un moindre mal.
Gertrude avait encore en mémoire la note dans laquelle Churchill recommandait l'utilisation des gaz moutarde sur ces tribus. « Je ne comprends pas cette délicatesse exagérée à propos de l'utilisation du gaz, écrivait le secrétaire d'État aux Colonies. Nous avons définitivement arrêté la position, à la Conférence de la paix, argumentant en faveur du maintien de cette arme comme un instrument permanent de guerre. C'est pure affectation que de lacérer un homme avec les fragments pernicieux d'une explosion d'obus et d'éprouver des velléités à lui faire pleurer les yeux par le moyen de gaz lacrymogène. Je suis fortement en faveur de l'usage de gaz empoisonné contre des tribus non civilisées (sic). L'effet moral devrait être tel que la perte de vie humaine devrait être réduite au minimum. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire d'utiliser seulement les gaz les plus meurtriers ; il en est qui répandraient une terreur vigoureuse, et cependant ne laisseraient pas de séquelles permanentes sur les personnes atteintes[61] »
Un point de vue comme un autre, que Gertrude ne partageait pas. Sa seule certitude, c'est qu'il fallait désigner les sunnites pour gouverner le pays. Sa connaissance de l'islam lui avait enseigné que les chiites demeuraient de sombres fanatiques religieux, pervers et incontrôlables. Dans le cas contraire, on aurait un pays théocratique et infiniment dangereux.
On frappa à sa porte.
Elle invita l'inconnu à entrer.
Un soldat lui remit un pli en claquant des talons.
– Urgent, fut son seul commentaire.
À son Excellence, le résident royal permanent à Bagdad,
Constatant la poursuite des raids meurtriers que commettent vos avions en maints endroits de notre pays, anticipant la réponse à la lettre que nous vous avons adressée, nous considérons que la publication de celle-ci dans El-Iraq, en ces circonstances, appelait une réponse de notre part. Il est étrange de voir que les événements aient déjà parlé sans même attendre notre réponse. Vous avez remplacé vos promesses par la menace, l'espérance par la tromperie. Utilisant la force, vous avez exilé, tué, emprisonné des patriotes et poussé le peuple à se soulever.
Mon prédécesseur, le défunt ayatollah Shirâzi, paix à son âme, a souvent réitéré son appel aux Irakiens, afin qu'ils respectent l'ordre public et qu'ils revendiquent leurs droits légitimes de façon pacifique, appel que j'ai repris à mon compte et que vous auriez dû apprécier. Or, par votre attitude, vous avez blessé non seulement nos sentiments mais ceux de tous les musulmans.
Vous avez soumis le pays à la destruction, vous avez enfreint toutes les règles et vous avez violé ses lois. Votre justice se traduit par l'assassinat et l'exécution des innocents sans procès. Concernant votre tolérance religieuse, elle consiste à faire donner les avions et les blindés contre nos femmes et nos enfants, ou à proclamer l'état d'exception contre ceux qui récitent des prières pour le Prophète.
Vous êtes responsables du désastre actuel et nous ne voyons pas d'autre solution pour nous, Irakiens, que de conquérir notre entière indépendance et de rejeter toutes les formes d'ingérence et de lien avec l'étranger. Quant à votre souhait de négociation, son but ne me semble pas être clair et je n ai pas confiance dans vos intentions. Nous n’y donnerons pas suite.
La lettre était signée cheikh El-Isfahani. La personnalité religieuse la plus écoutée du moment.
Elle glissa la missive dans son enveloppe et retourna s'asseoir à son bureau. Ces écrits démontraient l'urgence d'en finir avec son découpage. Bien sûr, il était tout aussi vital de calmer le jeu. Or, pour ce faire, il manquait un élément essentiel. Trouver un maître pour ce futur pays, un personnage qui serait accepté, voire plébiscité par les Irakiens et qui, dans le même temps, se montrerait assez « coopératif » avec le gouvernement britannique. Une marionnette, en somme.
Aux yeux de Gertrude, un seul homme réunissait ces critères. Elle devait soumettre l'idée au haut-commissaire, sir Arnold Wilson, sans plus tarder.
Emportant la future carte de l'Irak, elle quitta le bureau.
*
Chez Nidal el-Safi, au même moment
Chams, mon fils, à quoi penses-tu ? Depuis ton retour de Syrie, je te trouve soucieux. Toi, que j'ai toujours connu plein d'exubérance, facétieux par moments, tu ne parles presque plus. Tu t'es glissé dans une coquille et ne sembles plus vouloir en sortir.
Chams but une rasade de jus de grenade et garda le silence.
Alors Dounia s'autorisa à intervenir :
– As-tu un problème ?
Elle osa une pirouette.
– Si tu ne veux pas en parler avec ton père, tu sais que ta tante adorée est là, n'est-ce pas ? À moi tu peux tout dire.
Le jeune homme grommela et changea de sujet.
– Comment les choses se passent-elles en Syrie, maintenant que les Français ont écrasé tout le monde ?
– Lorsque j'y étais, c'est-à-dire voilà deux semaines, le pays était en pleine ébullition. Le haut-commissaire a menacé les nationalistes des pires représailles, mais, à mon avis, ils vont lui mener la vie dure.
– Tu comptes retourner à Alep ?
– Bien sûr. D'ailleurs, si tu as envie de venir passer quelques jours, tu es le bienvenu.
– Non, ma tante, enfin... je ne sais pas. Je veux seulement me rendre utile.
– Qu'est-ce qui te prend ? s'enflamma Nidal. Te rendre utile ? Tu ne crois pas que tu t'es assez rendu utile en combattant dans les rangs des Turcs, puis de Fayçal ? Tu aurais pu mourir.
– Utile ? Moi ? J'ai surtout été contraint de me battre dans des rangs ennemis, qu'il s'agisse des Turcs ou de l’émir.
– L'émir, un ennemi ?
– Évidemment ! Autant il a soulevé en nous un élan d'espoir, autant il s'est révélé n'être rien qu'un pantin entre les mains de son ami Lawrence et des Anglais. Non ! Ne me dis plus jamais que je me suis rendu utile.
– Calme-toi, gronda Nidal. Inutile de te mettre dans ces états.
– Allons, Chams. Ton père a raison.
– Mais j'étouffe ! Je crève de rester enfermé ici alors que tous les jours mes frères tombent sous les balles. J'en crève ! En Égypte, en Syrie, en Palestine, partout des gens se sont levés et refusent de vivre en esclavage. Et moi ? Moi, je suis ici, dans le confort d'une magnifique demeure, à siroter un jus de grenade et à compter les rides du fleuve. Est-ce digne d'un homme ?
– Reprendre tes études, travailler à mes côtés ne te paraît pas suffisamment digne ? Toi, Dounia, dis-lui, explique-lui. Il a déjà risqué sa vie. C'est un miracle qu'il soit encore parmi nous. Dis-lui...
Dounia ouvrit la bouche, prête à défendre la cause de son frère, mais Chams partait déjà dans sa chambre.
– Il a perdu la tête, souffla Nidal, consterné. Qu'est-ce qu'il imagine ? Il n'est pas donné à tout le monde d'être Gilgamesh[62] !
Dounia leva les yeux sur son frère.
– Tu as raison. Il n'est pas donné à tout le monde de l'être.
Elle ajouta à voix basse :
– Sauf à ton fils.